L’action culturelle : pour les immigrés, avec les immigrés, des immigrés (1970-1980)

La question de la vie culturelle des travailleurs immigrés n’apparaît pas dans les premiers temps de leur présence. L’urgence est l’alphabétisation. Ces années sont caractérisées par les grands projets de démocratisation de la culture, elles sont aussi celles de l’affirmation de la diversité des cultures et de leur égalité. Les « autres » cultures ont leur place, et on tient à les faire connaître. La culture des immigrés a donc toute sa dignité. On en doute d’autant moins qu’on affirme à la fois le droit à la différence, et qu’on pense que les immigrés doivent conserver leur culture d’origine, puisqu’ils sont appelés à retrouver leur pays natal. Mais comment s’établit le lien entre l’action culturelle, et les travailleurs immigrés présents ? Quels rapports entre le spectacle, le cinéma, les actions nombreuses des étudiants étrangers, et les souhaits, les intérêts des travailleurs et de leur famille ?

Entre exotisme et culture d’origine [1]

La présence à Angers de nombreux étudiants étrangers est l’occasion d’une diffusion de spectacles choisis ou réalisés par ces étudiants. Ainsi, en janvier 1970, est présentée à Angers une pièce de l’auteur sénégalais Cheikh N’Daw (Cheik Aliou Ndao), l’Exil d’Alboury, écrite en 1967. En mai de la même année, dans le cadre de l’AMCA, le Ballet National du Sénégal attire 515 spectateurs.

En juin 1972, la Maison de la culture d’Angers et les unions locales CGT-CFDT, présentent la pièce de Kateb Yacine, Mohamed prends ta valise. Deux séances, l’une à la Bourse du travail, l’autre à la Maison des Jeunes de Monplaisir. Le tract qui annonce ce spectacle est bilingue, français-arabe. Il y a 390 spectateurs, et aux deux débats qui suivent 200 personnes restent : une belle proportion [2].

( image tract)

Le 23 mars 1973, la MJC Arceau et les comités d’entreprise de Mendès, Thomson, Teléfil, EDF organise le spectacle Les immigrés, par le théâtre de la Chimère, pièce de Jacques Kraemer, créée en 1972 au Théâtre populaire de Lorraine.

( images : la présentation de la pièce)

En mai 1974, la Maison de la culture d’Angers organise une semaine Musique et cinéma arabe.

Le 11 mars 1976, à la faculté des sciences est projeté L’Autre France, film algérien de Ali Ghalem, qui est présent.

Les héros principaux de « L’Autre France » ont […] pris conscience de la nécessité de lutter et apparaissent dans le film comme des héros positifs qui sont visiblement destinés dans l’esprit de l’auteur a jouer par rapport aux spectateurs un rôle d’incitation, d’entrainement.

Guy Hennebelle, Guide des films anti-impérialistes

( images : la présentation du film)

La même année (mai), une semaine du cinéma arabe se tient au Club, deux films sur la latte palestinienne ( Kafr Kassem, L’Olivier) et un film sur la société marocaine, dénonçant « la bourgeoisie compradore marocaine », El Chergui, de Moumen Smihi.

Sont faciles à repérer les manifestations destinées aux immigrés et aux Français. En janvier 1978, se tient dans le parc Bellefontaine le Festival des travailleurs immigrés (organisé pour la 3e année en France, 32 villes sont concernées). Le mois suivant, le « Cartel immigrés » de Trélazé, annonce un festival de l’immigration, du 12 au 18 février. En mai à Angers, journée « non stop immigrés, le 13 mai 1978, avec la maison de la culture. Sont invités des artistes arabes, portugais et turcs. Dans la journée se succèdent l’orchestre El Amele, cinq musiciens algérien, marocain, tunisien, une danseuse. Puis Neijvie Alpay, artiste amateur turque, la troupe folklorique portugaise de Pontoise (avant et après la pause où sont dégustées des spécialités culinaires), puis Tuly German, chanteuse turque. 1200 personnes ont participé « parmi elles, de nombreuses familles arabes, portugaise, turques). L’ADATI, organisatrice a travaillé avec la maison de la culture, qui projette au cinéma le Club le 16 mai Safrana ou le droit à la parole [3].

Le même jour, à Cholet une fête rassemble trente associations. L’ADATI a souligne auprès des organisateurs la place à donner aux étrangers. Leur place a cependant été limitée. Ils sont présents au moment du tournoi de football. Les Marocains ont projeté A cloche pied sur les frontières [4] : le débat pose la question de la scolarisation en arabe. Il y a aussi une exposition de tableaux par un Dahoméen.

Saumur, le 17 septembre 1978, une manifestation regroupe chants et danses portugaises, et danses angevine, une pièce de théâtre Sidi Monsieur, jouée par les Tréteaux de Paris. Stand de pâtisseries portugaises orientales.

Le 4e Festival des Travailleurs immigrés, Carrefour des Peuples, a lieu en mai 1979. Il commence le 19 mai à Trélazé et Monplaisir, se tient à la Maison des Arts (Bellefontaine le dimanche 27 mai, se prolonge par une animation femmes à la Roseraie, et se termine par des films au Club. S’y produisent un orchestre marocain (est-ce le groupe Nass el Ghiwane, signalé à cette époque à Angers), une chorale tunisienne de Nantes, des musiciens turcs et portugais d’Angers. Le journaliste qui suit cette journée écrit : « C’était l’occasion d’un regroupement des immigrés entre eux et des immigrés avec leurs camarades français […] « Au-delà de la culture, de l’expression et de la proclamation d’une identité », il s’agissait aussi pour les travailleurs immigrés de « mieux s’organiser pour mieux se défendre » [formule reprise dans le titre de l’article] » (Ouest-France, 28 mai 1979, p.12). (Voir l’immigration un problème politique)

En 1979 le foyer des jeunes travailleurs de Cholet organise une semaine magrébine. A cette époque, l’APTIRA organise des projections de films arabes : succès auprès des étudiants. Les films portugais ont plus de succès : l’organisation est prise en charge par un Portugais. La même année, une semaine turque et semaine portugaise se tiennent à Cholet.

L’énumération pourrait se prolonger. On soupçonne un recul des manifestations d’ensemble, au profit de l’organisation, par les immigrés eux-mêmes, de manifestations festives.

On aimerait avoir des informations sur la création d’équipes de football par nationalités. Début 1981, il y a un club sportif tunisien à Angers, avec huit équipes de foot : l’ADATI a créé une coupe.

Du côté des immigrés

Les observateurs, journalistes, sociologues, qui s’intéressent aux immigrés en Maine-et-Loire, partage l’idée commune de ces années, qui est d’ailleurs la conviction des intéressés : les immigrés sont là provisoirement, et repartirons dans leur pays. Aussi convient-il de ne pas les couper, et surtout leurs enfants, de leur culture d’origine. En avril 1970, un journaliste du Courrier de l’Ouest, s’inquiète pour les enfants scolarisés en France, qui retourneront dans leur pays. Pour qu’ils ne soient pas déracinés, il faudrait organiser pour eux des cours d’arabe, comme à Paris, Lyon, Nantes, des cours de géographie de leur pays.

En novembre 1977, des travailleurs immigrés dans l’Ouest, réunis à Rennes par les ASTI (Associations de Solidarité avec les Travailleurs Immigrés), abordent le problème de l’identité culturelle. Pour les enfants d’immigrés, « l’apprentissage de leur langue est complètement délaissé, provoquant des drames considérables », tels la rupture entre parents et enfants [5]. Il faut donc un apprentissage de la langue d’origine aux enfants : « Nous ne voulons pas que, demain, nos enfants soient étrangers chez eux » (Lien vers Ouest France, 21 novembre 1977)

(Lien vers documents : enseignement de la langue d’origine (à faire))

Plus tard (en 1978), une sociologue s’interroge sur l’alphabétisation des femmes :

Nous voulons donc intégrer la femme dans la vie sociale mais ce projet porte en lui-même une ambiguïté : est-ce assimiler la femme immigrée à la femme française dans son mode de vie ou l’aider à vivre ses désirs, sa culture sans crainte et risque de racisme ? Le choix n’est pas si simple.

(Lien vers mémoire de Marie-Odile Durand)

On repère l’apparition du débat sur l’apprentissage de l’arabe. On voit les Turcs de Cholet mettre en place une bibliothèque de 80 livres en turc (1979). En 1979 (ou 1980) une rencontre a lieu entre municipalité de Cholet et travailleurs immigrés. Ils demandent une bibliothèque et une discothèque en arabe : la réponse ne vient qu’au début 1981 : pour la municipalité, « une bibliothèque a pour objectif de vulgariser la culture française ». L’ADATI propose alors que cette bibliothèque soit dans un centre social.

En mars 1980, l’assemblée générale de l’APTIRA pose la question de la promotion des cultures d’origine, ou de « nécessaire adaptation de l’immigré aux coutumes et aux façon de penser françaises ». Mais en décembre, lors d’une nouvelle assemblée de l’association, un journaliste observe que « la défense des cultures d’origine est un thème qui fait son chemin à l’APTIRA ».
Fin 1980, l’enquête des étudiants de Jeannine Brouard (lien vers…) repose ce problème :

Le dilemme des enseignants, des éducateurs et des parents des enfants immigrés est de trouver l’art et la manière d’harmoniser le double apport de l’école (pratique de la langue et culture) avec le respect de l’acquis original, sans négliger l’adaptation indispensable. A défaut de panacée, une réelle prise de conscience de ce problème du biculturalisme des écoliers immigrés pourrait grandement aider ces enfants, peu ou prou déracinés, qu’on le veuille ou non, à se situer dans la société où ils sont appelés à vivre actuellement, contre leur gré ou non, tout en leur souhaitant de pouvoir se déterminer, plus tard, pour la société dans laquelle ils auront envie de vivre, sans renier celle où ils auront vécu leurs jeunes années.

(lien Ouest-France, 6 et 9 novembre 1980)

La question prend une nouvelle signification dans ces années où les jeunes enfants sont nombreux dans les familles immigrés, et que le retour au pays est repoussé dans le temps.

Jean-Luc Marais
docteur en histoire et maître de conférences honoraire à l’Université d’Angers.

 

[1] Les sources sont ici très dispersées : les documents de l’ADATI (rapports d’activité et réunion de bureau), et les trois quotidiens d’Angers à cette époque.

[2] AMA, fonds AMCA, 8 J 46.

[3] Film de Sokhona Sydney, 1977, 121 mn. Quatre travailleurs africains immigrés décident de quitter Paris pour aller suivre des stages d’agriculture dans la campagne française puis tenter une réinsertion dans leur pays Dans le car qui les conduit chez des paysans français, ils évoquent leurs souvenirs parisiens : misères et dérision de la condition d’immigré. N’ayant rien à perdre en quittant Paris, ils espèrent que ce qu’ils apprendront leur sera utile lors du retour au pays.

[4] A cloche pied sur les frontières, film en noir et blanc de Mohand Ben Salama, 1976 « Problème socio-économique et situation d’acculturation que vivent les enfants de travailleurs maghrébins en France. Une oppression culturelle, quasi quotidienne, s’exerce sur ces enfants qui ne se sentent ni Maghrébins ni Français » (site du GREC)

[5] Le principe de l’apprentissage de la langue d’origine avait été posé par un texte du 17 avril 1975, dans le cadre du tiers-temps pédagogique des écoles primaires.