L’immigration : un « problème » politique ? 1973-1983

Comme l’explique Gérard Noiriel, l’immigration qui était jusque là un fait économique, discrètement traité par les autorités gouvernementales dans le cadre d’accords avec les pays « fournisseurs de main d’œuvre », apparaît sur la scène politique dans les années 1970, quand l’opinion est saisie simultanément par des actes racistes anti-immigrés et par la découverte des conditions de vie indignes de ces travailleurs. Ce contexte général a-t-il un écho en Maine-et-Loire, qui connaît tardivement, mais brutalement, une vague d’immigration ?

Les premières mesures visant à contrôler l’immigration, la circulaire Marcellin-Fontanet du 24 janvier 1972, qui mettent fin aux mesures de régularisation ne sont pas signalée par le quotidien local, le Courrier de l’Ouest. En revanche les mesures annoncées le 9 février pour améliorer la situation des immigrés y sont exposées. CGT et CFDT mènent une campagne nationale, que relaient les unions départementales, par une conférence de presse le 18 février 1972. Après un rappel des effectifs en Maine-et-Loire, on aborde plus précisément la situation locale :

« Pour ces salariés au rabais, dont l’économie a besoin, la vie n’est pas plus rose dans notre Anjou qu’ailleurs. Combien de familles immigrées ont eu accès aux HLM ? Dans quelles conditions certain immeuble de la rue Bressigny abrite-t-il plusieurs dizaines d’étrangers ? Combien, sur plusieurs milliers, peuvent suivre les cours d’alphabétisation organisés par l’APTIRA ? Une centaine…Le travail est trop loin, trop dur, manquent les moyens de transport. »
Les syndicats annoncent une mobilisation, et la diffusion d’un tract trilingue (français, arabe, portugais). En mars, en prolongement de cette action, la CFDT interroge les administrateurs de la Caisse de Sécurité sociale sur l’accueil des travailleurs immigrés.
Juin 1972, à l’initiative de la CGT et de la CFDT, avec l’AMCA, présentation à Angers de la pièce de Kateb Yacine, Mohamed, prends ta valise.

Pièce de théâtre "Mohamed prends ta valise" de Kateb Yacine à la Maison de la Culture - AMCA

Pièce de théâtre « Mohamed prends ta valise » de Kateb Yacine à la Maison de la Culture – AMCA – Juin 1972

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Janvier 1973, premier tract CFDT pour les travailleurs immigrés (en français, portugais, et arabe) : indique des permanences où peuvent être abordés les questions de logement et travail.

Janvier 1973, série de 4 articles sur les immigrés à Cholet (publiés dans Ouest France).

Travailleurs immigrés pour eux ou avec eux. La nouvelle attitude (politique) de l’Aptira (Ouest France du 2 mai 1975). Lors d’un congrès de la FASTI qui s’est tenu en en mars en Maine-et-Loire (à Saint-Maur), on constate que l’annonce par M. Dijoud de mesures favorables aux immigrés est parallèle «  à une recrudescence de la répression contre les immigrés […] On ne compte plus les ruptures de contrat abusives, et les refus de droits aux indemnités de chômage, auxquels se heurtent les migrants ». En mai, l’APTIRA fait « un pas important :

« N’ayons pas peur du mot politique », a-t-on entendu. Finalement, c’est qu’à l’APTIRA comme dans d’autres associations départementales de ce type, on avait peut-être trop souvent tendance à s’enfermer dans un rôle d’alphabétiseur, désormais les récentes décisions gouvernementales ont précipité indirectement une réelle prise de conscience politique […]Un étranger affirmait dernièrement « que la véritable promotion des travailleurs immigrés était celle qui leur permettait de découvrir leur responsabilité. Il faut être avec nous et non pour nous ». La nuance est d’importance. Parce qu’aujourd’hui le paternalisme n’est plus de rigueur » (Alain Bouedec)

24 janvier 1976, Ouest France, Le racisme à Cholet

Des membres du bureau et des salariés de l’ADATI, chargés de l’accueil des immigrés, se trouvent dans la seconde moitié de 1976 devant un dilemme : « Comment concilier accueil et réglementation ? Il semble même que sur ce sujet, il y ait contradiction profonde, le travailleur immigré est prisonnier d’une législation inadmissible. En effet les cartes de séjours et de travail à durée plus ou moins limitées octroyées comme un certificat de bonne conduite en période de renouvellement, l’enferme dans une zone géographique définie, une activité arbitraire » (préparation du rapport d’activité[1]).

Mai 1977 : l’APTIRA dénonce « la climat d’insécurité et de répression qui frappe les travailleurs immigrés ». Le MRAP proteste contre le renvoi d’immigrés avec 10000 F (le « million » des immigrés). En juin 1978, à la suite d’une menace d’expulsion envers un Marocain, un comité anti-expulsion est créé à Angers.

Les prises de position sont souvent communes à l’APTIRA, au MRAP, à la CGT, CFDT, FEN. Ainsi, en 1978 et 1979, lorsque le Secrétariat d’Etat aux Travailleurs immigrés organise la « semaine du dialogue Français-Immigrés », un collectif (AMF, APTIRA, CGT, PC, PS, PSU, UNEM) proteste sur l’opportunité de cette action, une semaine par an !

1979-1980 : un mouvement fort de protestation

Novembre 1978, les déclarations de L. Stoléru sur la diminution souhaitable du nombre de travailleurs immigrés en France. En 1979 le ministre l’intérieur Bonnet présente à l’Assemblée nationale un texte qui modifie l’ordonnance de 1945 sur l’entrée et le séjour des étrangers en France.

Les premiers à manifester leur inquiétude sont les travailleurs immigrés eux-mêmes. A l’occasion du 4e Festival des Travailleurs immigrés lien vers L’Action culturelle, festival organisé entre autres par « les comités de défense des travailleurs tunisiens et marocains », les immigrés veulent « mieux s’organiser pour mieux se défendre » (27 mai). Ils évoquent les projets de loi Bonnet et Stoléru, les pressions pour les faire partir, administratives, policières, culturelles. « Le choix imposé entre devenir français ou retourner chez nous est une négation du droit à la différence. Nous revendiquons le droit de pouvoir rester nous-mêmes en France », cite le journaliste, qui poursuit : « Les travailleurs immigrés, enfin, souhaiteraient –ils l’ont dit hier- être mieux compris des travailleurs dont les manifestations de solidarité leur paraissent aujourd’hui bien ténues »[2]. Est-ce une allusion à la lettre de l’APTIRA aux parlementaires, signalée par le presse le 12 mai ? Voir Action culturelle

Réponse ( ?) à cet appel, le 16 juin à Angers, un collectif d’associations se rassemble sur la place du Ralliement contre la « loi Bonnet ». Voir Courrier de l’Ouest, 18 juin 1979

Tract de la JOC-JOCF annonçant un forum et une manifestation le 16 juin 1979, place du Ralliement à Angers - Archives Diocésaines

Tract de la JOC-JOCF annonçant un forum et une manifestation le 16 juin 1979, place du Ralliement à Angers – Archives Diocésaines

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Le texte Bonnet provoque une prise de position du personnel de l’ADATI (dans Ouest France du 28 juin 1979) : « Plus de 10 000 immigrés en Anjou : leur départ massif ne résoudrait aucunement le problème du chômage nous déclarent les permanents de l’ADATI ». Est jointe une lettre de Sourice, administrateur, développant le même point de vue. Et les salariés écrivent à leur CA : « Comment se fait-il que le conseil d’administration de l’ADATI n’ait pas jugé bon également de s’informer auprès de son autorité de tutelle sur ces nouvelles mesures gouvernementales ? En effet, les salariés au niveau national et particulièrement ceux du Maine-et-Loire auraient bien voulu, confrontés à ces problèmes sur le terrain, apporter aux travailleurs immigrés une information précise et claire ». A la même date, l’APTIRA est sur les mêmes positions. Et un « comité de lutte contre la circulaire Bonnet est lancé par les étudiants. En septembre 1979, la CFDT publie une brochure Les Travailleurs immigrés, avec un slogan : « Halte à la division. Du travail pour tous en Maine-et-Loire. Français, Immigrés, tous solidaires ».

Les prises de position de ses salariés sont examinées par le bureau de l’ADATI. Après de longs débats, un texte est envoyé aux parlementaires du département. Les parlementaires gaullistes et CDS, conformément aux positions nationale de leurs partis, s’alignent sur la position nationale de leur parti. Les parlementaires avaient également reçu (en novembre) une lettre sur le même sujet des syndicats CFDT-CGT-FEN. La première version de ces textes est abandonnée. Le lien entre ces textes et la situation locale est souligné par un titre de Ouest-France du 2 octobre 1979 : « 11 527 immigrés menacés dans le département par les trois projets de loi soumis au Parlement ».

Les textes adoptés (lois Bonnet et Stoleru) suscitent l’opposition de la gauche, de la CGT et de la CFDT, et des organisations de soutien aux immigrés. Mais « l’affaire » des étudiants étrangers a, plus que les communiqués, contribué à faire surgir aux yeux des Angevins la question de l’immigration.

En 1980 et 1981, au conseil d’administration de l’ADATI, ou siègent des militants, mais aussi des politiques, des représentants d’organisme sociaux, et le sous-préfet chargé des travailleurs immigrés, les tensions sont fortes (avec aussi en arrière plan l’avenir de l’ADATI). J. Monnier, qui siège en tant que maire d’Angers, s’y oppose au sous-préfet de Cholet, qui est là pour défendre la politique gouvernementale.

L’alternance politique de 1981 provoque d’abord un certain attentisme. Quelles vont être les retombées politiques de l’élection d’un président socialiste puis d’une nouvelle majorité ? Après la régularisation de 1981 (aux effets modestes en Maine-et-Loire, une centaine de dossiers), c’est la transformation profonde du « problème immigré », avec d’une part l’apparition de la « génération beur », pour l’essentiel, non immigrée (nov-déc. 1983, marche pour l’égalité), et d’autre part la croissance de l’immigration de demandeurs d’asile, réfugiés politiques.

27 décembre 1983, lettre du président de l’ADATI (J. Brevet) aux administrateurs :

« 83 a été marquée par des manifestions importantes de tous ordre concernant l’immigration, nous y avons tout trouvé, parfois nous avons été écœurés, parfois aussi nous avons été heureux de voir les travailleurs immigrés se prendre en charge. Cela n’a pas toujours été facile à vivre et avec vous je déplore l’amplitude excessive des petits faits qui ne font qu’exacerber le racisme, puisse 84 atténuer ces phénomènes pour que l’ensemble de notre population, quelque soit ses origines trouve sur notre sol l’espoir d’une vie plus fraternelle ». 

Jean-Luc Marais,
docteur en histoire et maître de conférences honoraire à l’université d’Angers.

[1] ADML, fonds ADATI, 247 J 2.

[2] Ouest-France, 28 mai 1979, p. 12.