La question du retour

Vus et se voyant comme installés provisoirement en France, beaucoup de travailleurs immigrés et leur famille sont restés et ont fait souche. Pourquoi ?

Même si les vagues d’immigrations antérieures pouvaient montrer que des étrangers restaient en France, les immigrés, les pouvoirs publics, les Français, pensent dans les années 1960- 1970 que cette installation en France est provisoire. On vient en France pour faire des économies, et on repartira ensuite. La décolonisation, le développement du Tiers-monde forment l’arrière plan de cette conviction. Outre des économies, les travailleurs étrangers acquerront en France une qualification utile à leur retour. Tous les documents de l’époque, tous les témoignages recueillis vont dans le même sens. Voir séquences du film et interventions de Chadia Arab

Pourtant, en 1978, la sociologue Marie-Odile Durand, à propos des femmes musulmanes, observe une situation déjà un peu différente.

Les femmes désirent voir leurs enfants vivre heureux, et avec une aisance matérielle suffisante. C’est la raison pour laquelle beaucoup de femmes ne veulent pas revenir immédiatement dans leur pays d’origine ; la crainte du chômage, d’une profession sans qualification et surtout sans sécurité semblent être grande chez toutes ces femmes interrogées

Les femmes se font à l’idée de rester en France jusqu’à ce que les enfants soient élevés et dans une meilleure situation économique

Si la femme est impatiente de retrouver sa famille pendant les vacances, d’avoir des liens par écrits avec celle-ci, et de garder un contact affectif solide, cette femme est bien souvent heureuse de connaître une indépendance dite occidentale. Elle parle plus avec son mari, le voit plus souvent ; ensemble ils font des courses, éduquent les enfants et prennent les décisions concernant le budget et la vie familiale.

Si l’on compare des enquêtes de 1978 (Durand) et 1979 (Brouard), on obtient le tableau suivant :

Envisagent Femmes 1978 Familles 1979
Le retour définitif 27 18
Le retour aux vacances 19 9
Pas de retour 1
Sans opinion 2
Nombre total de réponses 47 29

A la même époque, lors d’une rencontre entre jeunes immigrés maghrébins et jocistes français, on entend ce témoignage: Ahmed :

On est arrivé jeunes, l’objectif des familles : avoir une formation solide pour trouver une place dans le pays. […]Quand on va rentrer dans notre pays on va être obligé de se recycler pour apprendre notre langue. Le grand problème pour le retour des familles : les enfants sont devenus français à l’école on les considère comme étrangers, mais on fait tout pour leur faire perdre leurs coutumes. Les enfants auront des difficultés pour s’adapter au pays. Notre pays nous abandonne, nous encourage à rester en France et la France nous rejette 1.

La croissance ralentie des effectifs de population immigrée, et la croissance régulière du nombre d’enfants étrangers nés en France conduit les responsables d’association et d’organismes en contact avec ces populations à prendre conscience que la question du retour au pays n’est plus d’actualité.

La question est abordée à l’occasion des débats sur les lois Bonnet et Stoleru. L’ADATI (Voir S’intégrer dans la vie française) aborde la question lors de plusieurs réunions. (Voir L’immigration : un « problème » politique ? 1973-1983)

Un texte de 1979 pose la question des enfants nés en France et du statut des familles :

Une civilisation est en cause. Il est indispensable d’approfondir au plan humain le sort de l’enfance et des jeunes : des enfants sont nés en France, ont été scolarisés en France, font leur apprentissage en France, sont coupés d’avec les liens du pays d’origine. Quelles possibilités de réinsertion ? La langue ignorée-les traditions, la culture inconnues= nouvelle ségrégation
Notre association propose que le parlement accorde le statut de résident privilégié à toutes les familles dans ce cas. Le parlement doit se fixer des critères d’appréciation humaine.2

L’ADATI dans son rapport d’activité de 1983-1984 est très claire :

Quoiqu’il en soit et malgré le désir souvent exprimé d’un éventuel retour au pays, il semble certain qu’un grand nombre de familles envisagent de rester en France tant qu’ils en auront la possibilité. Ce choix paraît logique dans la mesure où les enfants qui suivent une scolarité en France se familiarisent à la vie française et influent sur l’adaptation progressive de leur famille. On peut donc considérer que malgré les difficultés actuelles des familles immigrées dans leur grande majorité resteront en France. […] Quels seront les efforts entrepris pour la reconnaissance de leur culture et en permettre l’expression, pour qu’ils ne se sentent pas exclus ? 3

Jean-Luc Marais
docteur en histoire et maître de conférences honoraire à l’Université d’Angers.

[1] Archives JOC, document non daté (1976-1979), Archives diocésaines, W 89.

[2] ADML, 247 J 17, actions de l’ADATI

[3] ADML 247 J 3, rapports d’activité de l’ADATI.