Les étrangers dans la société angevine : quelle est le regard des Angevins ? (1965-1980)

A l’écart des grandes migrations depuis la guerre, comment les habitants du Maine-et-Loire reçoivent-ils les étrangers qui arrivent relativement brutalement à partir de 1965 ? Ces nouveaux arrivants sont peu visibles, logés souvent sur leur lieu de travail, ou dans des quartiers à l’écart ; ils travaillent sur des chantiers par définition provisoires, se retrouvent dans quelques cafés. Curiosité, méfiance, accueil ou racisme : quelles traces de ces attitudes pouvons-nous retrouver, alors que s’éloignent ou s’embellissent les souvenirs ?

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"Rejetés ...ou accueillis", Nationale 23 - Journal chrétien des quartiers d’Angers-Nord - n°10 - 1er mai 1965

« Rejetés …ou accueillis », Nationale 23 – Journal chrétien des quartiers d’Angers-Nord – n°10 – 1er mai 1965

Les étrangers présents en Anjou sont jusque vers 1965 peu nombreux, aucun groupe national ne se détache vraiment par son nombre ou ses activités. Les étudiants relativement nombreux (150 en 1966) [1] ne s’installent pas, mais semblent s’intégrer facilement à la vie angevine pendant leur séjour. La situation change lorsqu’ apparaissent des groupes importants et socialement marginalisés par la langue, le logement, l’emploi. Sans prétendre avoir recensé toutes les traces d’une attention des Angevins à la présence des travailleurs étrangers, signalons que Nationale 23 – Journal chrétien des quartiers d’Angers-Nord qui diffuse 3 numéros par an, distribués à tous, choisit comme titre, pour le  numéro 10 du 1er Mai 1965, « Rejetés ? … ou accueillis ? », et consacre une de ses 4 pages au racisme : « Mal-aimés » eux aussi… », en donnant des exemples angevins concernant Africains, Algériens, Portugais.

(lien vers les 4 illustrations – diapo – Nationale 23)

La même année, dans un rapport préfectoral, on lit : « Des cours privés de français sont donnés par des étudiants et suivis par des manœuvres algériens du bâtiment » (voir document 1) : première mention d’un bénévolat étudiant. Deux ans plus tard (dernier trimestre 1967), c’est aussi un étudiant de l’ISSEO, Pascal Troussier, qui crée l’APTIRA (Association pour la promotion des travailleurs immigrés de la région d’Angers), dont le succès spectaculaire attire l’attention de la presse et des autorités. Bien révélateur de ce bénévolat teinté de tiers-mondisme cette lettre d’une étudiante qui écrit au préfet (fin 1971) : nous voulons « aider les travailleurs étrangers actuellement à Angers, malheureusement nous ne sommes pas beaucoup documentés sur eux ».

Il faut replacer ces initiatives dans une ambiance tiers-mondiste influente dans ce département de tradition catholique et dont le chef-lieu accueille de nombreux étudiants. En 1970 est fondé à Angers le Comité Angevin pour le Développement (CAD), qui a un double objectif, « lutter contre le sous-développement », là-bas, et favoriser, ici, les contacts entre la population et les étudiants et travailleurs originaires du Tiers-Monde. Le CAD organise en décembre 1972 une conférence sur « L’Algérie dix ans après son indépendance », par l’ambassadeur d’Algérie [2]. En 1973, avec des jeunes d’ATD Quart-Monde et des membres de l’APTIRA, le CAD publie une brochure au titre significatif : « Le Quart-Monde et les immigrés d’Angers ».

En janvier 1970, l’AMCA (Association pour une maison de la Culture à Angers) organise une semaine Tiers-Monde. Une conférence de René Dumont sur Développement et socialisme dans les pays du Tiers-Monde attire 620 personnes. Ce même mois, le JOC (Jeunesse Ouvrière Chrétienne) tient une assemblée dont l’influent quotidien local, Le Courrier de l’Ouest, rend compte sous ce titre : « L’Assemblée des Jeunes Travailleurs dénonce l’absence de soutien aux jeunes travailleurs immigrés » (illustration presse 1)

La presse locale rend compte de ces manifestations et des activités de l’APTIRA.

Le Courrier de l’Ouest, en avril 1970, consacre une série de quatre articles au titre accrocheur : « 5000 ETRANGERS EN MAINE-ET-LOIRE ». Dans ces trois articles, outre des informations assez peu précises, quatre thèmes sensibles sont abordés.
1. Il y 63 nationalités, 5000 étrangers, mais quand on parle d’étrangers, « on pense Maghrébins, Espagnols et Portugais […] ce sont ces immigrants qui par leur nombre posent le plus de problèmes quant à leur accueil et leur adaptation à la vie économique et sociale de l’Anjou ».
2. « Le Français, fut-il angevin, n’est pas raciste, mais son accueil est très réservé, c’est bien connu ». Et ce trait est particulièrement repris pour Saumur, où l’on est fermé aux étrangers de toute origine, même français.
3. « L’Anjou peut-être considéré comme un secteur calme par rapport à d’autres régions. L’immigration ne pose pas encore de problèmes insupportables. C’est une chance » ; il faut profiter de l’expérience des autres régions et de l’action d’une association comme l’APTIRA.
4. Les griefs réciproques doivent être surmontés, de part et d’autre, il faut surmonter les obstacles, « aller au delà d’une méfiance paralysante pendant que la chose est encore possible ».

(illustrations diapo articles Courrier de l’Ouest)

L’APTIRA s’impose à Angers comme « l’association » qui prend en charge les immigrés. Lorsqu’en 1972, les pouvoirs publics veulent créer une structure d’accueil des travailleurs immigrés, le préfet avait envisagé de demander à l’APTIRA d’assurer ce rôle. L’APTIRA avait alors refusé [3]. A l’assemblée générale de l’APTIRA en décembre 1974, l’association « refuse d’ériger le bénévolat à la hauteur d’une institution » [4]. A Cholet, existe une Association pour l’action sociale des travailleurs immigrants de le région choletaise. Mais l’action de l’ADATI, en principe diffuser l’information, s’étend à Cholet vers l’alphabétisation, la formation des femmes, l’animation de quartier. Rien d’équivalent à Saumur.

Aux actions d’alphabétisation (lien), ou vers les femmes, menées au jour le jour, s’ajoute, dans les années 1970, l’organisation de contacts entre Français et immigrés, hommes et femmes, sous des formes variées, au quotidien et dans des manifestations plus spectaculaires. Le thème de la rencontre est prioritaire à cette date. (voir document 1 – ADATI). L’APTIRA s’associe avec les centres sociaux. A Angers en 1975 et 1976, trois rencontres Français-immigrés dans les centres sociaux de Belle-Beille, la Roseraie, Monplaisir, ont groupé 300 personnes, deux méchouis ouverts à tous 100 personnes. La même année, deux voyages ont été organisés à Paris et en Bretagne. Chaque semaine, femmes françaises et étrangères se rencontrent. Le 13 mai 1978, avec l’AMCA (Association pour une Maison de la Culture à Angers), se tient à Angers une journée non-stop immigrés. 1200 personnes ont participé « parmi elles, de nombreuses familles arabes, portugaise, turques». A Cholet, situation un peu différente : au cours d’une manifestation « la ville en fête », on a fait (à la demande de l’ADATI) une place aux étrangers. A Saumur: la fête de l’amitié du 17 décembre 1978, à l’initiative de M. Douchement, délégué local de l’ADATI « ne constituait pas une fin en soi, mais une étape de la reconnaissance, l’acceptation de l’autre différent, l’établissement d’une communication entre immigrés et français » ; 1500 personnes y participent. (Lien vers images Saumur 1 et 2)

Un problème sous-jacent, : qui parle pour qui ?

Les associations parlent au nom des immigrés, non sans s’interroger. En mars 1978, à l’assemblée générale de l’APTIRA, on décide de créer une commission d’immigrés au sein de l’association. Et ce n’est sans doute pas par hasard que parallèlement (même jour, même lieu) une vingtaine de Turcs se sont réunis pour envisager la création d’une association. (Lien vers Ouest-France, 14 mars 1978). L’association des travailleurs turcs en Maine-et-Loire n’est créée qu’en 1983 (la législation sur les associations d’étrangers avait été modifiée par la nouvelle majorité)

Position un peu différente à Cholet, l’ADATI en 1979 explique , à l’occasion de l’ouverture du centre social Laurent-Bonnevay :

Les étrangers n’étant pas ou mal organisés, nous pourrons intervenir auprès de l’association pour, le cas échéant, faire prendre en compte leurs souhaits qu’ils ont parfois difficulté à exprimer. Faciliter les échanges en ayant recours au service des interprètes et en participant nous-mêmes à certaines activités

Autre problème, n’est-ce pas un point de vue français que de considérer les étrangers comme formant un ensemble ? Du côté préfectoral, on aimerait bien n’avoir qu’un seul interlocuteur et les associations pourraient jouer ce rôle !

L’information sur l’immigration est très présente, en lien avec les établissements scolaires, les MJC. L’ADATI réalise une exposition, composée de 8 panneaux recto-verso, qui peut circuler dans les établissements scolaires, les foyers de jeunes travailleurs. La présentation de cette exposition à Angers se fait en présence du sous-préfet de Cholet, « chargé des actions en faveur des travailleurs immigrés », du maire, de deux députés [5]. Un bulletin Flash info paraît de 1976 à 1979, avec des numéros thématiques : Spécial Turquie en mars 1979 ;  Le Ramadan et les fêtes religieuses musulmanes en avril 1979 ;  Spécial réfugiés du Sud-Est asiatique en juillet 1979 [6].

Avec les manifestations contre la législation restrictive mise en place, avec l’écho des expulsions d’immigrés, avec l’arrivée des réfugiés du Sud-est asiatiques, on peut dire qu’en 1980, l’immigration n’est plus ignorée par la majorité des Angevins.

Jean-Luc Marais
docteur en histoire et maître de conférences honoraire à l’Université d’Angers.

 

[1] Note du préfet du 31 décembre 1966 – ADML, 1018 W 62.

[2] ADML, 1018 W 62.

[3] Compte-rendu du CA de l’ADATI, 7 octobre 1975 – ADML, fonds ADATI, 247 J 6.

[4] Ouest-France, édition d’Angers, 9 décembre 1974.

[5] Courrier de l’Ouest, 8 avril 1977.

[6]  ADML, fonds ADATI, 247 J 18.